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Madame Vespi s'occupait des moutons. Quelqu'un d'autre attendait Noah plus loin, alors pas question pour les ados de s'asseoir, juste de prendre une tranche de pain beurrée et couverte de miel, puis de se remettre en chemin. À un bon kilomètre de là se trouvait une vieille maison en pierres. Bettie, la chienne qui les annonça, avait une taille plus raisonnable, mais semblait tout aussi protectrice de son territoire. Elle aboyait férocement après Noah, mais se contrefichait complètement de John.

Le boucan rameuta un âne, puis quelques poules les regardèrent d'un drôle d'air. Un homme sortit de la maison et s'égaya en les apercevant :

— Jonathan ! Ça faisait un lustre ! Bettie, ça suffit ! Repli !

Alors que la chienne filait vers sa niche, les oreilles basses, John saluait son oncle Alphonse. Une fois encore, Noah eut le sentiment d'être une pièce rapportée. Alphonse les fit entrer. L'intérieur était assez sombre et sacrément frais.

Noah eut un vertige et tangua. Il voulut tendre la main pour se rattraper à une chaise, mais si son bras bougea, sa main resta pendante. Il se prit le dossier dans les poumons. Alphonse se précipita pour l'aider à s'asseoir tandis que John se demandait ce qui arrivait à son ami.

Alphonse fit aussitôt un thé qu'il sucra, avant de poser la tasse devant Noah et d'y mettre une paille.

— J'ai mal à la tête, geignit Noah.

— Ça va passer, le rassura Alphonse. C'est le contrecoup.

Noah n'arrivait plus à penser tellement le sang martelait son crâne.

John fit passer le temps en donnant des nouvelles de sa famille. Peu à peu, Noah respira mieux et son esprit s'éclaircit. Lorsqu'Alphonse s'en rendit compte, il demanda :

— Alors, Noah, pourquoi es-tu venu ?

— Parce qu'on m'a mis à la porte de l'hôpital et mes parents avaient trop peur de devoir me gérer ?

Le sourire accueillant d'Alphonse ne faiblit pas, il s'élargit même alors qu'il demandait :

— Dis-moi, est-ce que tu as vu des choses bizarres depuis ta tentative de suicide ?

Noah se prit la phrase en plein dans les dents. C'était vrai, en fait, il avait tenté de se suicider. Il avait étudié comment bien se trancher, et tout et tout. Mais qu'on le lui dise comme ça, cash ! sans pitié ni colère, qu'on lui colle les faits sous les yeux — ou plutôt dans les oreilles… Ça le secoua.

C'était lui. Il avait fait ça. Il s'était suicidé, et on ne l'avait pas laissé faire.

Et maintenant, il était là, dans le trou du cul du monde, avec son seul ami et sans ses mains.

Et l'autre lui demandait s'il avait vu des choses bizarres. Noah hésitait. Il ne connaissait pas ce monsieur. Il n'était pas tout à fait sûr de ce qui lui arrivait. Il ne se sentait pas prêt à en parler, même si, tout soudain, il sentait son esprit plus clair que depuis des années. Peut-être que cette maison était ensorcelée !

Alphonse attendit en sirotant son thé. Il était vieux, peut-être cinquante ans, son front s'était dégarni et quelques traits blancs striaient ses cheveux bruns. Sa peau avait le bronzage de ceux qui passent leur vie dehors, et les rides qui venaient avec. Encore un qui avait les yeux émeraude, et ceux-là avaient une profondeur encore plus grande que ceux de Théo. Encore un ch'tarbé.

Est-ce que ça allait être ça, sa vie, maintenant ? Quitter un timbré pour trébucher sur un autre ? 

Était-ce pire que d'enchaîner les médecins ?

Noah se dit qu'en attendant, l'homme allait lancer un autre sujet. Après tout, les adultes passaient leur temps à changer de sujet sans rien dire d'utile ni se pencher sur quoi que ce soit d'important, de vraiment important, comme le sort de l'humanité et de la vie tout entière. Pourtant, il eut rapidement la certitude qu'il n'y aurait pas d'autre sujet. Alphonse lui donnait sa pleine et entière attention. Alors, Noah dit :

— J'ai croisé quelqu'un d'autre qui avait les yeux comme vous. Il était bizarre.

Le sourire d'Alphonse s'élargit encore pour révéler ses dents un peu jaunies à cause d'une consommation régulière de thé noir.

— Je peux tout entendre, répondit l'adulte. Je souhaite tout savoir.

À quoi bon ? se demanda Noah. Et pourquoi pas, en fait ?

Ainsi Noah lui raconta tout. Et pas une fois Alphonse ne détourna le regard ni ne réduisit son attention. Même lorsque Noah parla du démon. Seulement une fois que Noah n'eut plus rien à dire, Alphonse commenta :

— Le démon est toujours avec toi, il est réprimé depuis la porte, car il ne peut pas s'exprimer tant que tu te trouves dans mon sanctuaire, lequel s'étend sur toute la maison. Mais ce n'est pas une mauvaise chose, tu le comprendras bientôt. Il n'y aura pas de grandes explications, tu expérimenteras, mon jeune ami. D'ici à ce que tu retrouves l'usage de tes mains, John t'aidera. Assez bavassé ! Allons faire vos lits.

Noah se sentit bizarre. Alphonse n'avait pas posé de question. Il n'avait pas jugé, pas même en haussant les sourcils. Il avait pris tout ce que Noah venait de donner. Littéralement pris. La mésaventure — son propre suicide ! — ne lui appartenait plus. C'était comme si c'était sorti de son corps, et que seulement maintenant, Noah pouvait le voir tel qu'il était : un acte désespéré d'un gosse inconscient. Et c'était lui le gosse.