27

Après le bannissement du démon, Alphonse avait expliqué à Noah les prochaines étapes de sa guérison : une série de mantras à réciter et d'actions à effectuer chaque jour. Le matin, il se levait et contemplait la vie dans les prés, aussi bien les arbres que les insectes, puis il essayait de discuter avec la tortue.

— Je suis ouvert à ce que la vie a de positif à m'apporter, récitait-il. Je découvre la vie avec bonheur et ambition. Et pourtant, tu ne veux pas me causer.

En face de lui, Caroline mâchait avec application sa feuille de salade.

— Bon sang ! Je perds mon temps !

Les mains de Noah ne répondaient pas davantage qu'avant. Comment pouvait-il donc apprécier la vie sans ses mains ? Hein ! Que quelque mystique lui explique ça, bon sang !

Prends ce que la vie t'apporte. La nourriture que l'on te donne, la chaleur du soleil, la caresse de l'air. Savoure. Il n'est pas encore temps pour toi d'interagir.

La voix n'était pas celle de Caroline. Est-ce qu'il venait de s'attirer un autre démon ?

Comment ton corps réagit-il à mes paroles ? Est-il contrit par la peur ?

— Qu'est-ce que j'en sais, moi, comment se sent mon corps ?!

— Qu'est-ce que tu racontes encore ? demanda John qui passait avec un panier de légumes.

— Comment tu sais si c'est un démon qui te parle ?

John haussa les épaules avant de répondre d'un air dépité :

— Il n'y a pas d'esprit qui me parle, à moi. Ce sont les autres qui ont tout le fun… Moi, je ramasse des légumes et je les fourre dans ton gosier. À quoi ça rime, franchement ?

Noah se sentit mal à l'aise. Son ami s'était pris des pains alors qu'il défendait son honneur. Il lui permettait de vivre presque dignement. Il s'occupait de lui du matin au soir, le torchait, et Noah n'arrivait même pas à lui témoigner, là, tout de suite, de l'affection. Il savait qu'il aurait dû. Il savait que mille mercis ne suffiraient pas à rembourser ce qu'il lui devait. Il se savait prisonnier de sa propre rancœur vis-à-vis de ses mains qui l'empêchaient de tout faire. Bordel ! Il en avait marre !

— Ouais ! lança Noah. À quoi ça rime, tout ce souk ? Pourquoi t'es obligé de t'occuper de moi alors que tu pourrais courir les filles avec ta tête de rescapé de guerre ? Pourquoi mes putains de mains ne bougent pas d'un pouce ? Pourquoi tout ne s'est pas remis en route quand le démon est parti ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? J'en ai ma claque !

Et Noah s'effondra, le cul par terre, les larmes débordant, doublées de spasmes incontrôlables alors qu'il pleurait toute la tristesse du monde comme un bambin.

John se figea, ses yeux ouverts grand comme des soucoupes, en observant son ami effondré ; ne sachant comment réagir.

Deux choses se produisirent simultanément.

Dans la cour, à la périphérie de la vision de Noah, dans le flou de ses pleurs, une fille arriva.

En face de lui, John s'écria :

— Je les vois ! Je les VOIS ! Là ! Sur tes épaules, à te soutenir !

— C'est qui, ces guignols ? demanda la nouvelle venue en regardant derrière elle. Bah ! Il est passé où, le chamane ? Il n'y a plus que le clebs…

Noah sentit son corps se tétaniser alors qu'il réalisait le spectacle qu'il venait d'offrir en guise de première impression à, à… une fille à la veste noire, ventre à l'air, piercing au nombril et à la narine, pantalon similicuir et rangers aux pieds. Ses cheveux mi-longs alternaient des franges noires et blanches qui s'agitèrent alors qu'elle braqua à nouveau son attention sur lui. Son maquillage épaississait ses sourcils et marquait ses cernes violets. Ses lèvres mauves se retroussèrent en un rictus dégoûté. Il sembla à Noah qu'il ne manquait à cette fille qu'un cercueil sanglé dans son dos ou un fouet barbelé pour compléter sa tenue. Et lui était le cul par terre, réprimant un sanglot.

Lorsqu'il voulut essuyer ses larmes d'un revers de manche, chose qu'il arrivait plutôt bien à piloter, sa main passa devant lui, pendouillant comme de la chair morte.

Le rouge lui monta aux joues pour ajouter un plus bel effet tomate au portrait pathétique qu'il donnait à voir.

— Dis ! Tu les vois ? demanda John à la nouvelle arrivante.

— Quoi donc ? Ses mains qui pendouillent ? Ses larmes de bébé ?

Noah encaissa le choc. Son ventre se solidifia comme la banquise.

— Les esprits sur ses épaules ?

— Oh putain ! s'exclama-t-elle. Mais oui ! Je les vois. Il y a un ange et un démon. Le démon lui murmure qu'il a raté sa vie et que rien ne lui rendra sa dignité, et l'ange en reste bouche bée tellement c'est la vérité !

Noah allait répliquer, mais John le prit de court, tout sourire disparu de son visage :

— Tu parles pas comme ça à mon pote, la mocheté ! Le cimetière est à cinq kilomètres, au village. T'as dû de te planter d'adresse dans Galiléo.

Un aboiement ponctua l'altercation, accaparant l'attention des trois ados. La chienne regardait en direction du chemin, d'où arrivait Alphonse, qui lança joyeusement :

— Je vois que les introductions sont faites ! Je vous présente Marise, elle va passer quelque temps chez nous.